Carte blanche à Sabine
Anthropologue spécialiste des aspects humains de la transition écologique, et formatrice de yoga et méditation … fait dialoguer les disciplines. Son travail dresse des ponts entre sciences, approches de la conscience et relation au vivant. Et, pour nous, elle répond dans sa carte blanche à cette question…
Comment cultiver une relation plus directe au vivant ?
Une première étape, indispensable pour moi, a été de balayer les voiles de croyances déposés par nos présupposés culturels. Si je nais en France dans tel milieu, j’aurai des concepts inconscients qui s’imposent sur mon rapport au monde (par exemple le réductionnisme, la hiérarchie des espèces, le concept de nature versus culture, etc.). M’intéresser aux peuples indigènes m’a permis de repérer quelles étaient mes propres présupposés, car il a fallu que je m’en défasse pour accéder à leur vision du monde. Cela n’a pas été facile. Le yoga m’a aidée sur ce chemin. Il m’a appris à être en prise plus directe avec la réalité de l’instant. Mais attention, le yoga dont je parle n’est pas le yoga postural qu’on présente souvent. C’est une approche qui prend en compte le corps, le souffle, l’esprit d’une manière extrêmement vaste et précise. Je ne pense pas qu’il y ait de meilleurs contenus culturels que d’autres. Simplement, lorsqu’on est ouvert aux autres formes de connaissance et que l’on fait un pas de côté, on peut accéder à ses préjugés, ces verrous qui coupent de l’expérience directe.
Une autre clé de mon apprentissage a été d’explorer l’attitude d’écoute, en complément de celle de maîtrise, sous-jacente dans mon cadre culturel. Maîtriser la nature, maîtriser nos émotions, élever des animaux que nous enfermons, défricher les forêts,… J’ai dû réapprendre à écouter. Écouter la nature, écouter mon souffle, mon corps, la vie qui circule en moi, autour, écouter les autres. Les peuples indigènes parlent d’« écouter la nature»[1] pour participer à son équilibre. Au début, je me disais : ok ok j’écoute, mais pour entendre quoi ? Le chant des oiseaux, le vent dans les feuilles… Mais encore ? J’ai mis du temps à comprendre que c’était la posture d’écoute, c’est-à-dire de disponibilité et de lâcher-prise, qui importait. Il s’agit juste d’être présent. Comment développer notre écoute ? Ce n’est pas facile, car le mental revient à l’assaut lorsque ce qu’il écoute ne correspond pas à ce qu’il voudrait entendre. Dans l’expérience de pleine nature, notre capacité d’écoute se révèle, de même qu’en méditation. 65 % de la population mondiale vit dans des villes où écouter devient un défi. Mais même dans ce bruit, on peut apprendre à écouter.
L’autre clé a été la sobriété. Les peuples indigènes acculés le plus souvent en des lieux hostiles (déserts, forêt tropicale, banquise…) doivent leur survie à la connaissance parfaite de leur territoire et au respect de ses ressources. Il s’agit de ne pas consommer au-delà de ce que la terre peut renouveler et recycler. Beaucoup de leurs traditions visent à dévaloriser celui qui ne respecte pas les limites (tapu chez les Polynésiens, potlach chez les Amérindiens de chasse, de cueillette, de production. On peut rapprocher cette attitude du concept de saṃtoṣa, le « contentement », dans le Yoga Sūtra. Pour le yoga, cette attitude de sobriété n’est pas vécue comme une contrainte, mais comme une libération de l’attachement aux objets matériels. Il se traduit par une confiance dans le cours de la vie, dans la dynamique du vivant.
Enfin, une étape essentielle a été – et est encore – l’exploration hors de ma zone de confort, de pratiques issues du yoga : méditation, jeûne, hydrique ou sec, , exercices respiratoires ou encore la découverte d’états de conscience moins ordinaires. Sans avoir besoin de voyager loin, juste là, avec les éléments naturels et mon propre corps, je peux explorer des territoires peu familiers, à la manière d’un aventurier. De plus en plus de personnes s’intéressent aux pratiques intenses visant à déployer les capacités de résistance du corps : apnée, immersion dans des lacs gelés… Moi, c’est plus l’approche mentale ou spirituelle qui m’attire dans ces techniques, même si je dois avouer que j’aime la sensation qu’elles procurent de se sentir vivant ! Et je me rends compte que mon rapport au froid ou à la nourriture a changé. Je les vois comme une mise en vitalité. Et à l’heure où l’on se demande comment gérer les virus, je sens que ces techniques sont de puissants leviers pour booster l’immunité et faire du lien entre notre corps et son environnement. Le yoga et l’approche indigène m’ont ainsi fait saisir un lien direct avec le vivant et avec la notion d’interdépendance.
Encadré
Sabine Rabourdin est l’auteur de plusieurs ouvrages reliant transition écologique et sciences humaines. Parmi eux : Replanter les consciences. Elle a récemment co-fondé l’Institut Phusis, qui, tisse des liens entrescience, rapport au vivant et états de conscience.
et https://sabine.rabourdin.com
[1] Voir son livre Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, Éd. Delachaux et Niestlé.